La nouvelle réalité du marché du spectacle

26 mars 2016

Ian Bussières , Le Soleil (Québec) Vous êtes en colère de ne pas avoir réussi à  obtenir vos billets pour le spectacle de Pearl Jam le 5 mai au Centre Vidéotron? Vous avez encore sur le cœur le fait d'avoir raté la fermeture hurlante du Colisée Pepsi et l'ouverture métallique du nouvel amphithéâtre avec Metallica? Bienvenue dans le marché du billet de spectacle des années 2010, où parfois plus de la moitié des billets sont déjà  écoulés lorsque débute la vente grand public Moins habitués à  la rareté des billets de spectacle en amphithéâtre alors que peu de spectacles étaient présentés dans les dernières années du Colisée, plusieurs mélomanes de Québec ont fait connaissance brutalement avec la nouvelle donne dans le marché du billet de spectacle.

Un monde où Internet occupe maintenant la place de choix et où les plus jeunes sont reconnus pour mieux se tirer d'affaire afin de dénicher les meilleures places grâce aux désormais obligatoires préventes en ligne.


Rapports inversés

«Quand j'ai quitté Ticketmaster en 1998, les transactions par Internet représentaient 5 % de nos ventes. Maintenant, les chiffres sont inversés : elles représentent 95 % des ventes», explique au Soleil Fredric D. Rosen, ex-pdg de Ticketmaster qui a contribué à  la mise en place du système de vente par Internet du géant américain.

Jean-Françoys Brousseau, fondateur de la firme de vente de billets Outbox qui gère la vente de billets du Centre Bell, a lui aussi vu le marché se transformer. «J'ai vendu mon premier billet pour les Nordiques en 1983!» se rappelle ce diplômé de l'Université Laval.

Brousseau a fondé Outbox en 2005, deux ans après avoir quitté Ticketmaster où il avait oeuvré après que le géant américain eût acheté en 2000 l'entreprise Microflex, qu'il avait fondée à  Québec en 1981. Lui et M. Rosen ont travaillé ensemble chez Outbox en 2011 et en 2012.

«Ce qui a le plus changé depuis les années 2000, c'est le phénomène des préventes sur Internet. Vous ne verrez plus les gens, comme dans les années 80, s'installer avec leur sac de couchage devant le guichet d'un amphithéâtre ou devant les comptoirs Ticketron chez La Baie pour espérer avoir les meilleurs billets», explique M. Brousseau.

Le fan-club en premier

Aujourd'hui, la façon d'obtenir les meilleures places à  un spectacle couru est d'acheter un forfait V.I.P. à  gros prix, avec lequel est évidemment jumelé un billet dans les premières rangées, ou de participer aux différentes préventes.

«Souvent, le fan-club de l'artiste a sa prévente, le producteur, comme evenko à  Montréal, a la sienne et il y a aussi des préventes réservées aux détenteurs de certaines cartes de crédit [Visa, American Express, MasterCard] ou aux abonnés de certains services comme [le service de streaming] Spotify», explique M. Brousseau. À Québec, il faut ajouter les membres de Première Place, qui ont aussi droit à  leur propre prévente pour les spectacles au nouvel amphithéâtre.

Par exemple, pour les billets de Pearl Jam, une grande part des membres du fan-club de la troupe d'Eddie Vedder a pu s'assurer d'une place au spectacle. Lors du récent passage de Muse au Centre Vidéotron, plusieurs ont aussi pu dénicher un bon billet rapidement grâce à  la prévente de Spotify.

«Le pourcentage des billets mis en prévente dépend du type de spectacle : plus le public est jeune, plus on mise sur les préventes. Parfois, il peut arriver que de 50 % à  60 % des billets soient réservés en prévente. C'est le producteur qui place un seuil. Mais d'une manière ou d'une autre, attendre à  la dernière minute pour acheter ses billets, ce n'est jamais une bonne idée. Pour avoir de bonnes places, il vaut mieux ne pas rater les préventes», indique M. Brousseau.

«C'est vrai, quand la vente grand public débute, la plupart des billets sont déjà  envolés!» acquiesce Fredric D. Rosen. «Une chose qui n'a pas changé en 40 ans cependant, c'est que les gens qui n'obtiennent pas un bon billet blâment toujours la compagnie de billets. J'imagine que c'est comme ça depuis l'Empire romain. Que voulez-vous, on ne pourra jamais faire plaisir à  tout le monde.

Rosen estime d'ailleurs que même ceux qui obtiennent des billets très éloignés y trouvent leur compte. «Les gens veulent être là  pour partager l'expérience. C'est quelque chose de tribal. Tu interagis avec des étrangers dans un environnement sécuritaire.»

Les préventes servent aussi de baromètre pour les producteurs de spectacle. «Si les billets partent vite en prévente, ils peuvent prévoir une salle comble et négocier rapidement un deuxième spectacle au même endroit. Les gérants d'artistes prévoient souvent des dates pour ça, car c'est payant : le matériel est déjà  sur place et la salle, déjà  montée», enchaîne M. Brousseau.

À ce sujet, il cite en exemple les spectacles de Céline Dion à  venir au Centre Bell et au Centre Vidéotron. Elles étaient d'abord prévues au nombre de six (deux à  Québec, quatre à  Montréal), mais le nombre de représentations de la diva au Québec a finalement grimpé à  14 (quatre à  Québec, dix à  Montréal).

Moins de villes

D'ailleurs, M. Brousseau indique que plusieurs artistes préfèrent maintenant faire une tournée incluant moins de villes, mais plusieurs spectacles dans une même ville. Comme Céline Dion ou Adele, qui se produira six fois au Staples Center de Los Angeles et huit fois au O2 Arena de Londres.

«C'est presque devenu une résidence avec un séjour d'une semaine ou plus au même endroit. N'oublions pas que Céline avait repopularisé cette mode des résidences dans le nouveau Las Vegas, une formule à  laquelle peu s'étaient risqués depuis les beaux jours d'Elvis Presley et de Frank Sinatra», poursuit le pdg d'Outbox.

«Il ne faut pas oublier que dans le domaine musical, l'idée est de minimiser le marché pour avoir des spectacles à  guichet fermé», reprend Fredric D. Rosen. «Quand un artiste est populaire et que tu réussis à  vendre cinq spectacles, tu pourrais probablement en faire six ou sept, mais tu en fais cinq pour stimuler la demande», conclut-il.

D'amphithéâtres à  marques

Un autre élément qui a beaucoup changé au cours des dernières années dans le monde du spectacle, c'est le fait que le marché se soit sophistiqué et que les amphithéâtres soient maintenant eux aussi devenus des marques.

«Les entreprises de vente de billets et les promoteurs détiennent maintenant une foule d'informations sur leurs clients. Vous voyez maintenant des gens qui possèdent des maîtrises en administration des affaires travailler dans les arénas» , indique Fredric D. Rosen, ancien pdg de Ticketmaster.

Rosen ajoute qu'Internet a maintenant fait des marques de tous les lieux de rassemblement. «Tout est une marque et vient avec des médias sociaux. C'est vrai pour le Centre Bell, c'est vrai pour le Centre Vidéotron. Ces amphithéâtres ont leur propre page sur Facebook et sur Twitter et communiquent ainsi avec leurs clients potentiels.»

Jean-Françoys Brousseau constate le même phénomène et indique qu'Outbox vise à  offrir à  ses clients la possibilité de se mettre ainsi en évidence. «Même si nous sommes le numéro deux de la vente de billets en Amérique du Nord derrière Ticketmaster, les gens nous connaissent moins, car contrairement à  notre principal compétiteur, nous sommes un intervenant invisible.»

«Quand les gens nous appellent, ils sont de bonne humeur, car ils ne parlent pas à  Outbox, ils parlent au Cirque du Soleil, aux Canadiens de Montréal ou à  evenko», précise-t-il.

Associé au géant AEG, Outbox est aussi partenaire d'une dizaine d'équipes de sport majeur, le reste travaillant plutôt avec Ticketmaster ou, dans le cas des ligues majeures de baseball, avec leur propre service de vente de billets.

«Bien sûr que nous aurions aussi aimé prendre en charge la vente de billets au Centre Vidéotron. Les gens de Québecor discutaient beaucoup avec LiveNation, qui possède Ticketmaster, pour l'organisation de spectacles. Malheureusement pour nous, en bout de ligne, ils ont choisi Ticketmaster, mais ils ont quand même conclu une entente avec notre partenaire, AEG, pour la gestion de l'amphithéâtre», conclut M. Brousseau.

Les grossistes moins présents pour les concerts

Les grossistes, ces intermédiaires qui achètent une grande quantité de billets à  prix réduit pour les revendre à  profit, seraient beaucoup moins présents dans le marché des spectacles que dans celui des sports.

«Dans le domaine sportif, les équipes ont des billets de saison en vente et rares sont ceux qui assistent à  toutes les parties. Il y a aussi les équipes qui traversent une mauvaise passe et qui ont plus de difficulté à  écouler leurs billets. C'est là  que les grossistes, ou les revendeurs, entrent en scène», explique Jean-Françoys Brousseau.

Dans le domaine du spectacle, ce sont surtout des revendeurs qu'on peut voir à  l'oeuvre. Ce «marché secondaire», comme on l'appelle dans l'industrie, est créé par des personnes ou des entreprises qui achètent plus de billets qu'ils en ont besoin.

«Eux, ils jouent à  la bourse. Ils achètent en espérant revendre plus cher», illustre M. Brousseau, qui considère que l'industrie doit vivre avec la revente. «C'est légal dans la plupart des États et des provinces même si, parfois, certains revendeurs exagèrent.»

Le rôle d'une entreprise telle que Outbox auprès de ses clients comme evenko, le Cirque du Soleil ou des équipes sportives, consiste à  prévenir la fraude en s'assurant que ce sont bien de vraies personnes qui achètent les billets et à  les appuyer en leur fournissant les outils pour faire des campagnes par courrier électronique.

Ménage

L'arrivée de StubHub en 2000, maintenant une division du site d'enchères eBay, est aussi venue modifier la donne. «Ce site a un peu fait le ménage dans la revente. C'est vraiment un univers parallèle de consommateur à  consommateur où on n'a plus besoin d'aller dans un parking où il fait noir pour échanger des billets pour 100 $», explique M. Brousseau au sujet du site qui prétend vendre un billet de sport ou d'événement chaque seconde dans le monde

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